Autogestion : ça bosse sans boss / 14/04/25
Qui a dit qu’on était obligés d’avoir un patron ? De nombreuses associations, coopératives ou SCIC nous prouvent chaque jour le contraire ! Les structures autogérées sont nombreuses en France, en particulier dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), où elles réunissent plus de 2,3 millions de travailleurs et travailleuses. Dans le monde du travail, ces structures sont pourtant encore minoritaires. Les Scop, ne représentent que 2 590 des 250 000 entreprises en France (sans compter les micro-entreprises). Pourtant, les salariés sont nombreux à demander plus d’horizontalité et de coopération dans le travail. Mais qui dit autogestion, dit travailler autrement, et ça peut faire peur. C’est tout un système à repenser. Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo ont co-écrit « Travailler sans patron », publié en 2024 aux éditions Folio.
Ils se sont particulièrement intéressé aux structures fonctionnant en autogestion dans l’ESS. L’un est maître de conférence en sociologie et responsable du Centre d’économie sociale et solidaire, l’autre enseignant en sciences économiques à Sciences PO Lyon et a travaillé dans une coopérative autogérée. Tous deux nous ont livré leurs points de vigilance, ainsi que des solutions déjà expérimentées, afin de réussir à s’organiser et à travailler sans chef.
« L’autogestion, c’est la démocratie des concernés. » Malgré les exhortations à la concision de son binôme, Baptiste Mylondo a le sens de la formule. L’autogestion répond à quelques critères assez simple : pouvoir participer aux prises de décision collective de sa structure, si on le souhaite. Refuser les hiérarchies arbitraires et surtout, travailler pour « soi », donc partager la propriété de « l’entreprise ». La théorie est assez simple, son application plus complexe, et c’est tout l’enjeu de leur livre qui analyse un paquet de tentatives autogestionnaires de ces dernières années. Simon Cottin-Marx sort les grosses références avec Rosa Luxembourg et les gros problèmes. L’autogestion est difficilement applicable dans un monde capitaliste. Pour exister, il faut être concurrentiel avec des entreprises plus traditionnels, donc s’auto-exploiter. Premier problème pour « travailler sans patron », vite rejoint par un second frein interne aux structures autogestionnaires.
« Dans la durée, quel que soit le modèle autogestionnaire, Meister et Michels nous expliquent que la démocratie s’étiole. Une oligarchie finit toujours par émerger et à prendre les décisions pour tout le monde. » Simon Cottin-Marx
Michels va même plus loin nous dit Simon. L’humanité aurait naturellement tendance à choisir des chefs. Les deux chercheurs installés sur notre canapé sont loin d’adhérer à ce constat et n’hésitent pas à invoquer leur meilleur argument : eux, n’ont pas du tout envie de chef, pourquoi serait-ce naturel ? Imparable.
Accueillir et former, les premiers piliers
Plus sérieusement, c’est un point d’attention essentiel à l’émergence de structures autogestionnaires : la démocratie impose, y compris dans le monde du travail, la mise en place de garde-fous pour « sacraliser » l’horizontalité des prises de décision. Un ensemble de règles pour organiser le fonctionnement quotidien, la répartition des tâches et surtout la montée collective en compétences. Car, les inégalités en entreprise viennent avant tout de ces expertises qui cloisonnent et hiérarchisent les travailleur-ses selon Simon.
« Si on a un parti de masse de 500 000 personnes, on va avoir un directeur des affaires financières, il va maîtriser les chiffres, avoir une compétence qui n’est pas partagée et ça va lui donner du pouvoir. Et on retrouve ces travers dans les organisations autogestionnaires. » Simon Cottin-Marx
Si l’information n’est pas assez partagée, les tâches tournantes et/ou plurielles, on risque forcément d’avoir un petit groupe « expert » donc plus puissant qui va prendre le pouvoir nous dit Baptiste. D’autant que, en position d’ignorance, on peut avoir tendance à s’autocensurer dans les prises de décisions collectives. Et, une fois que la machine démocratique est défaillante ou que les sujets soumis à la collectivité ne sont pas pertinents pour les travailleurs, le risque principal, selon eux, c’est celui de la désaffection pour le système en place. Il faut, en effet, se sentir concernés par les décisions collectives, par exemple l’organisation du travail, pour vouloir y participer et faire entendre sa voix.
L’accueil et la formation sont donc essentiels pour que chacun puisse participer à la prise de décision et se sentir légitime. C’est ce que propose le réseau R.E.P.A.S, un réseau d’entreprises autogestionnaires. Comme nous sommes plus habitués à la hiérarchie, et donc à obéir, qu’à l’autogestion (que ce soit à l’école ou dans les entreprises classiques), ils proposent des sessions de formations pour apprendre à travailler en coopération. Vous y retrouverez aussi bien des entreprises rurales comme Ambiance Bois que le Bieristan à Villeurbanne. Le Pain des Cairns, une boulangerie coopérative grenobloise où nous avions fait un reportage répond aussi à leurs critères. Des expériences réussies selon nos auteurs qui montrent un autre point essentiel à mettre en œuvre : la définition de règles.
Être polyvalent dans son métier, quel pied
C’est notamment ce que dit la militante féministe américaine Jo Freeman. Il faut absolument établir un fonctionnement clair pour éviter la domination charismatique bien connue des grandes tablées familiales : celui qui parle le plus fort ou le mieux fera valoir ses arguments. Et, le meilleur moyen de l’éviter c’est de légaliser une certaine forme de domination, la plus rationnelle possible. Ce qui est déjà en place dans le tissu associatif nous dit Simon. Le bureau, le conseil d’administration et l’Assemblée générale agissent et/ou contrôlent les autres instances pour équilibrer les structures associatives. Une répartition à penser au niveau institutionnel mais aussi au sein des réunions précise Baptiste.
« Faire en sorte que tout le monde ait la parole dans les réunions, que les lieux de pouvoir (ordre du jour, répartition de la parole) soient répartis et puissent tourner est essentiel pour que tout le monde puisse gagner en légitimité. La polyvalence est essentielle, en réunion et dans ses tâches quotidiennes, parce que c’est quand même plus épanouissant de faire une multitude de tâches dans son métier. » Baptiste Mylondo
Ce qui, en plus, permet de gérer les enjeux de pénibilité : en faisant tourner les tâches « ingrates », on évite de cantonner quelqu’un a un poste difficile à vivre voire dégradant. Diluer les tâches, tant celles qui procurent du pouvoir que celles qui sont pénibles à effectuer, c’est s’assurer d’une organisation autogérée équilibrée. Baptiste l’a lui-même expérimenté dans sa vie professionnelle et se juge depuis « inapte » au salariat classique. C’est, selon lui, le principal risque à l’autogestion : une fois qu’on a travaillé sans patron, difficile de remettre le couvert.
L’imperfection est le propre du travail
Loin d’idéaliser l’autogestion, les deux auteurs en livrent les problèmes et difficultés. Ils décortiquent ces organisations collectives complexes à faire durer dans le temps tout en précisant qu’elles comportent autant d’imperfections que les entreprises classiques ou les administrations publiques. Comment décider ensemble ? Partager les profits ? Prendre soin des autres et des conditions de travail ? Autant de questions enrichissantes que nos co-auteurs préfèrent voir aux mains de l’ensemble des travailleurs plutôt que confisquées par une minorité de cadres surplombants.
A la clôture de cet entretien, leur enthousiasme est contagieux, et cette infusion du modèle autogestionnaire, Baptiste la souhaiterait même au niveau politique. Parce que, si on arrivait à travailler sans patron, qu’est-ce qui nous empêcherait d’imaginer une organisation politique sans leader ?
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Réalisation et montage : Perrine Bontemps / Article : Elliot Clarke