Filmocratie #6 : avec les mangas, la révolution s’anime – 26/05/2025


Et si, pour faire la révolution, il fallait plutôt chercher du côté de One Piece que de Marx ? Se laisser embarquer dans l’univers coloré des animés de Miyazaki plutôt que dans les alertes du GIEC ? Le manga est un courant littéraire ou animé tout droit venu du Japon et qui nous passionne en France. Ils représentent 50% des ventes de BD et 1 livre sur 7 achetés en magasin. Nous en sommes d’ailleurs, les deuxièmes plus gros consommateurs au monde ! Une culture jeune et populaire souvent méprisée qui cache pourtant derrière ses récits et sa violence, d’incroyables réflexions sur nos sociétés.

Un terreau révolutionnaire pour toute une génération dont on voulait absolument vous dessiner les contours dans Filmocratie. Attention, cet article contient des spoilers.


Cet article est très inspiré d’un livre passionnant : les Senseis de la décroissance de Gabriel Malek. Ce dernier y utilise un large panel de mangas et d’animés pour critiquer le capitalisme et défendre la nécessaire lutte pour l’écologie et la décroissance. Et, pour lui, la référence ultime du révolutionnaire, c’est Luffy dans One Piece ! C’est l’un des mangas les plus réputé au monde ! On suit l’histoire d’un jeune pirate qui, plus par soif de liberté que par appât du gain, va partir à la recherche du One Piece : un trésor mystérieux et bien caché par le dernier roi des pirates. Derrière cette quête se révèle, peu à peu, au fil des tomes, une lutte plus profonde contre l’ordre établi : le gouvernement mondial. Un réseau complexe qui contrôle les mers et recherche les pirates, ces hors-la-loi qui leur font de l’ombre. Y compris notre Luffy au chapeau de paille qui va gagner en puissance, en influence et donc en ennemis au fil des arcs narratifs de cette longue épopée. Et passer de pirate de pacotille à capitaine révolutionnaire. Un parcours individuel inspirant et politique.

A l’image de Naruto dans le manga éponyme ou de Mikasa dans l’Attaque des Titans, One Piece met en scène ce passage de l’objectif personnel à la lutte collective. Et c’est cette mécanique qui est puissante dans les mangas. Leur longévité, des centaines de tomes, permet de changer d’échelle tout en gardant un attachement émotionnel aux héros. Chaque œuvre part de ce qui travaille intimement les personnages. La liberté pour Luffy, le besoin de reconnaissance pour Naruto ou la vengeance dans l’Attaque des Titans sont les moteurs de nos personnages. Des envies et des rêves qu’ils transformeront en lutte dans des mondes problématiques. Parfois dans le système comme Naruto qui veut devenir Hokage, l’équivalent du Président, mais souvent à la marge voire hors-la-loi.

Passer par le dessin pour questionner nos sociétés

Et si le message politique derrière ces aventures reste la plupart du temps au second plan, il n’en est pas moins omniprésent. L’arc Sabaody de One Piece focalise particulièrement sur la lutte des classes et l’antiracisme envers les hommes poissons par exemple. Des références à la domination, à l’oppression encore plus présentes dans l’Attaque des Titans. Agressés par de gigantesques monstres au début de la série, Eren et ses camarades vont devoir entrer dans la lutte armeée pour les affronter. Avant de se rendre compte que leur combat est plutôt contre une autre civilisation humaine, de l’autre côté de l’océan. Comme de nombreux mangas, l’Attaque des Titans s’inspire beaucoup de l’Histoire dans son récit. Beaucoup voient dans le grand terrassement, une allégorie de la guerre nucléaire. Le traitement des Eldiens, un parallèle avec celui des juifs. De la même manière, les hommes-poissons de One Piece représentent les populations noires, colonisées, réduites en esclavage puis discriminées par l’Occident.

Ces mangas utilisent des univers fantastiques, souvent peuplés de monstres où d’êtres hybrides, et donc différents, pour raconter le réel. Ils sont surtout le théâtre de révoltes face aux inégalités et injustices. Et, souvent, avec une nuance morale qui manque à beaucoup de nos partis politiques. Dans l’Attaque des Titans, les gentils et les méchants, humains contre titans, entrent vite dans des zones grises. Les camps sont floutés quand la vengeance s’empare des cœurs, au point qu’Eren, notre héros, devienne le monstre qu’il voulait défaire. L’Attaque des titans livre une vision extrêmement pessimiste de la révolution, de sa violence mais surtout de son impossible réussite : elle se ferait toujours aux dépends d’autrui. Pas de révolution sans perdant. Une mécanique que l’Histoire répèterait éternellement, même si le travail de Mémoire permet d’en limiter les dégâts.

Pyscho-pass, une IA qui contrôle les émotions

Cette zone grise est le propre de nombreux mangas, une invitation à réfléchir aux mécanismes de domination, à leurs acteurs, qui ne sont pas toujours celles ou ceux auxquels on s’attend. Dans Psycho-pass, l’enquête policière est ainsi le théâtre d’une réflexion sur la vidéosurveillance et la santé mentale. Une jeune inspectrice débarque dans un comico du futur où, grâce à une IA ultra sophistiquée, les flics font régner l’ordre, avant même qu’il n’y ait désordre. Sybil, un système informatique inspecte les émotions des citoyens pour détecter les divergents, potentiels criminels, voire les psychopathes.

Dans ce monde où les émotions sont contrôlées et la rationalité fait loi, un tueur/révolutionnaire parvient quand même à sévir et interroge le fonctionnement du système. Nos inspecteurs douteront avec nous de la domination informatique et gouvernementale, des frontières entre le bien et le mal et surtout de leur propre obéissance. C’est une des forces du manga en général : nous donner envie de désobéir face à l’injustice. Que ce soit celle d’une I.A problématique, du gouvernement mondial de One Piece ou pour défendre la nature. Des révolutions écologiques magnifiques chez Miyazaki et dont Princesse Mononoké reflète toute la subtilité.

Miyazaki dessine la révolution écologique

Dans cette épopée magique, les humains détruisent la forêt ancestrale, la modernité s’attaque à la tradition, la machine au vivant. Et la Nature ne compte pas se laisser faire. Une révolution écologique qu’on embrasse à travers le personnage d’Achitaka mais surtout de San, une jeune guerrière humaine élevée par le Dieu Loup. Elle fait le pont entre l’humain et la Nature, nous invite à rejoindre le camp animal, à affronter notre propre humanité et nos pulsions de destruction. A l’inverse, Dame Eboshi, l’héroïne humaine, industrielle, a aussi tout notre respect : elle se bat pour sa forge mais surtout pour celles et ceux qui y travaillent : beaucoup de femmes et de lépreux. Une population locale dépendante de sa production, et donc de son usage de la Nature.

L’enjeu du film reflète l’enjeu écologique de notre espèce : trouver un équilibre entre l’humain et la nature. Chacun doit pouvoir trouver sa place, sous peine de disparaître. Achitaka comprend ce nécessaire équilibre et tente d’en persuader les autres personnages, perdus dans leurs propres combats. On a du mal à choisir définitivement un camp dans Princesse Mononoké, parce que tout le monde a de bonnes raisons de lutter. L’ennemi principal est pourtant évident : la haine. Le sanglier incarne cette folie. La même qui s’empare d’Eren dans L’Attaque des Titans ou le personnage de Pain dans Naruto.

La révolution en équipe

Les mangas interrogent cette émotion dans les mécaniques révolutionnaires. C’est comme ça que l’amour ou l’amitié jouent souvent un rôle de bouclier narratif à la haine dans ces histoires. Des boussoles à nos personnages pour que l’émancipation et la révolte gardent leur légitimité. Une marche à suivre dans le réel pour des révolutions constructives et bienveillantes.

Et c’est la leçon numéro 1 de tous ces récits : quel que soit l’objectif à atteindre, pour lutter contre des gouvernements oppressifs, des systèmes informatiques, des monstres ou des dieux, il faudra toujours se battre ensemble. Luffy n’est rien sans son équipage, moteur et soutien de ses combats. Eren a besoin de son bataillon d’exploration, Naruto de ses amis. Le rêve individuel ne devient révolution que collectivement. Et toute rupture avec l’ordre en place, tout renversement de système, tout combat dépend de cette faculté à interroger le monde dans lequel nous vivons mais surtout à vouloir le changer ensemble.

Réalisation et montage : Elliot Clarke